Erwin Wurm - Quand les objets du quotidien deviennent oeuvres





Notions : sculpture, performance

Erwin Wurm travaille à un élargissement de la notion de sculpture. Il la confronte à la performance et interroge le volume par delà les formes. Ses sculptures, actions et vidéos résultent de la collusion inattendue de plusieurs images ou idées et révèlent un regard espiègle et cynique sur notre société.

One minute forever prend comme point de départ les One minute sculptures qui ont fait connaître l'artiste dans les années 1990. Ces One minute sculptures associent une personne et un ou plusieurs objets quotidiens placés pour une courte durée dans une position surprenante. Cette action immobile se transforme ainsi en une sculpture éphémère qui, au bout d'une minute, se décompose et disparaît. Seule subsiste, fait inhabituel pour une sculpture, son enregistrement par la photographie ou la vidéo. Ces images de situations absurdes suscitent à la fois l’humour et l’autodérision. En dénonçant malicieusement notre quotidien, Erwin Wurm rappelle la contingence de l'existence humaine.

Dans certaines exposition, l’artiste invite le visiteur à expérimenter lui-même cette notion de sculpture en lui proposant un protocole - des instructions diverses, drôles et absurdes – et quelques objets incongrus – bananes, stylos ou tasses de thé... Par ailleurs, l’exposition rassemble des photographies et une pièce inédite sur la temporalité de la sculpture.

Une histoire de Pull Over








Source

Loin d'être exclusivement un artiste vidéo, Erwin Wurm s'intéresse d'abord à la sculpture et à l'expression plastique.

Mais qu'est-ce qu'une sculpture, et qu'est-ce qu'une oeuvre plastique ?
On a souvent tendance à utiliser ces catégories fondamentales des arts de la forme de façon synonyme, même si elles obéissent à un processus de création différent et que cette différence est déjà sensible dans l'étymologie. Le grec "plastos" signifie en effet "modelé", "mis en forme", tandis que le latin "sculptum" veut dire "taillé", "ciselé". L'apparition de l'œuvre plastique relève donc d'un procédé d'addition, celle de la sculpture d'un acte de soustraction.

Cette question de la définition est ici éminemment pertinente dans la mesure où Erwin Wurm travaille à un élargissement de la notion de sculpture, et où lui-même qualifie toutes ses oeuvres de sculptures, y compris ses dessins, ses livres, ses photographies et ses vidéos. Ses sculptures ne font pas appel à des matériaux traditionnels, et il ne produit plus aujourd'hui de ces oeuvres autonomes en trois dimensions telles qu'on pourrait en voir dans une exposition. Ses One Minute Sculptures associent en effet une personne et un objet courant pour leur donner un maintien ou les placer dans une position extrêmement limitées dans le temps, et dont l'existence ne doit d'excéder cette durée qu'à des photographies ou des images vidéo. Cette action immobile se transforme ainsi en une sculpture éphémère qui, au bout d'une minute, se décompose et disparaît. Seule subsiste, fait inhabituel pour une sculpture, son image enregistrée par ces médias. L'appellation de sculptures à propos des photos et des images vidéo d'Erwin Wurm est en ce sens tout à fait légitime. En fixant ces performances figuratives et vivantes, quoiqu'immobiles, qui n'ont duré qu'un instant, elles leur confèrent une durée et deviennent ainsi elles-mêmes des sculptures.

Parcours de l'artiste
Erwin Wurm a fait des études au Mozarteum de Salzbourg de 1977 à 1979, puis à l'Ecole d'Art appliqué de Vienne et à l'Académie des Arts plastiques de Vienne jusqu'en 1982.
Ses études terminées, il commença par réaliser des sculptures figuratives en bois ou à partir de bidons d'huile en tôle qu'il soudait et peignait dans un geste informel et abstrait.
Il utilisait des matériaux qu'il trouvait dans son environnement, des débris de tôle, des morceaux de bois, des planches ou des caisses, et qui pouvaient se travailler à peu de frais. Ses figures du milieu des années quatre-vingt se référent à différents courants de l'histoire de l'art. Des corps enroulés sur eux-mêmes et intégrant le mouvement rappellent le dynamisme et la vitesse chers au futurisme, tandis que la manière picturale évoque tantôt la Nouvelle Objectivité des années 20, tantôt l'expressionnisme abstrait des années 50-60.

Même si les sculptures de Wurm de cette époque n'ont apparemment rien de commun avec ses récentes One Minute Sculptures, certaines orientations y sont déjà présentes. La sculpture futuriste représente le dynamisme comme l'enchaînement fluide et simultané de plusieurs phases du mouvement. La figure statique de la sculpture de 1984 Der zweite Schritt (Le deuxième pas) semble par exemple vouloir quitter son emplacement et sortir de son "état de sculpture", bref faire en sorte qu'il n'y ait plus de sculpture. A l'inverse, dans les One Minute Sculptures, la figure a été remplacée par une personne vivante qui entre en action et qui, au moment où elle s'immobilise, se confond avec une sculpture à laquelle elle emprunte son aspect statique.

Le style de Wurm a profondément changé à partir de 1987, moment où il commença à envelopper partiellement des objets ordinaires, seaux en fer blanc, poubelles ou bassines, d'une mince couche de tôle qui les réduisait à des formes minimalistes.
Alors que Wurm posait déjà dans ces travaux les questions plastiques du dehors et du dedans, de l'espace vide et du volume, de l'ouverture et de la fermeture, de la stabilité et de l'instabilité, on retrouve ces réflexions dans les objets qu'il réalisa, à partir de la fin des années quatre-vingt, avec des vêtements, notamment des pantalons et des pull-overs. Ce furent d'abord des tuyaux en fer blanc et des socles qu'il enveloppa dans des vêtements de couleur unie, donnant ainsi aux matériaux utilisés une forme abstraite et minimaliste. Privés de leur origine, de leurs propriétés et de leur fonction, ceux-ci se voyaient destitués de leur signification au profit de la qualité sculpturale d'objets en forme de colonnes ou de tubes, ou de cubes emballés.
Au début des années quatre-vingt-dix, le pull-over se débarrassa de son contenu en forme de tuyau ou de cube pour ne conserver que la diversité de ses seules facultés expressives. Plié et pendu d'une certaine manière, le pull devenait en effet une sculpture molle. Selon la façon dont Wurm le pendait à deux clous et le pliait, le textile recevait une configuration qui l'affranchissait de son statut d'objet fonctionnel et lui conférait la qualité plastique d'objet d'art abstrait et monochrome.

Un artiste conceptuel
En 1991, Wurm élabora parallèlement des modes d'emploi dessinés qui furent publiés dans un livre, et qui montraient les différentes possibilités de pliage. Les positions des mains, les flèches et les annotations manuscrites invitaient tout simplement le spectateur à réaliser lui-même, avec des pull-overs, sa propre oeuvre d'art.
Ce faisant, le produit fini importait moins à Erwin Wurm que l'action en soi, que la sculpture en tant que processus et action.

Ce n'est pas seulement de la métamorphose d'un objet concret en sculpture abstraite que nous entretiennent ces travaux, mais aussi du va-et-vient entre absence et présence. L'homme en tant que porteur du pull est inscrit potentiellement, idéellement dans l'œuvre, mais il en est physiquement absent.
Et le pull lui-même est bien présent en tant qu'objet courant et fonctionnel, mais ses manches croisées et la façon dont il est plié le rendent absent à sa forme et sa fonction originales.

Les procédés et notions intervenant dans la réalisation d'une sculpture, à savoir retrait, ajout, volume et enveloppe, se retrouvent également dans d'autres travaux. En 1989-90 apparaissent de nombreuses oeuvres, très diversifiées, qui ouvrent également de nouvelles perspectives sur sa recherche d'un élargissement de la notion de sculpture. Survient alors, à côté des objets haptiques en trois dimensions auxquels il va se substituer, le médium vidéo.

Sa première vidéo, Stil I, de 1990, pose la question de la statique et du mouvement en sculpture et fait à ce titre figure d'incunable de la production ultérieure de Wurm. On y voit un homme debout et immobile, avec sur la tête une jatte renversée qui dissimule ses yeux et par conséquent, leurs mouvements. Et pourtant le film donne au spectateur l'illusion de voir ces mouvements. Le montage en boucle, pendant 60 minutes, de cette séquence en soi relativement brève, engendre une impression d'immobilité prolongée. Ainsi étiré, le temps transforme cette action en sculpture (vivante). L'intégration de l'action à la création d'une sculpture vivante fait de ce premier travail vidéo une oeuvre particulièrement significative.

A côté de ses travaux sur la poussière (1990-91) qui, en montrant une surface rectangulaire de poussière sur un socle vide, évoquent l'absence d'un objet (d'art) et par là, traitent de la durée, du vide et de l'immatérialité, Wurm réalise en 1992 la vidéo Fabian zieht sich an (Gesamte Garderobe) (Fabian s'habille), qui entretient un rapport direct avec les travaux sur les pulls.

On y voit un homme enfiler tous les vêtements qui se trouvent sur son portemanteau jusqu'au moment où, gonflé, énorme et informe, il quitte la pièce. Créer un volume en ajoutant des couches et donner ainsi à voir le processus de transformation est l'un des aspects de ce travail. Un autre réside dans le fait que, plus il est question d'abondance, de masse et de volume, et plus l'homme en tant que porteur des vêtements disparaît.

Cette même année 1992, Wurm réalise la vidéo 59 Stellungen (59 positions). Cette fois, l'homme porteur des vêtements est bien là, mais on ne le voit pas. Alors que dans Fabian zieht sich an, l'action en tant que processus est parfaitement limpide, la forme plastique abstraite, littéralement amorphe, et vivante – celle qui résulte de l'homme qui est dans le pull-over et de sa position – est ici montrée à travers un total de 59 poses, dont chacune dure à peu près 20 secondes, et qui évoluent de façon imperceptible. Ces 59 Stellungen sont des sculptures-performances d'une durée infime. La bande vidéo One Minute Sculptures de 1997-98 va dans le même direction, si ce n'est que dans ces attitudes éphémères interviennent également des objets.

Wurm considère le phénomène de l'éphémère et de l'évanescent, dont il a fait la thématique de son oeuvre, comme une qualité nouvelle et une expression propre à notre époque. En même temps, c'est une idée nouvelle de la sculpture qui est ainsi posée, dans laquelle l'humour acquiert une dimension qui permet de rendre plus supportable le côté fatidique de l'éphémère, et plus aisé le détachement.

One Minute Sculptures
C'est à l'occasion d'un séjour à la Maison des Artistes de Brême que furent réalisées des sculptures qui, à partir et avec des objets usuels, opéraient diverses constellations, de faible durée chacune. Mais la pesanteur était trop sollicitée et l'instabilité trop menaçante pour qu'on ait "autre chose que" des One Minute Sculptures.
De même que dans la vidéo 59 Stellungen, on voit ici des attitudes immobiles et brèves, mais dans lesquelles l'homme n'est pas dissimulé. A la différence toutefois de ce travail plus ancien, la vidéo One Minute Sculptures montre la genèse de l'œuvre et documente le processus qui mène à cette immobilisation d'une minute, ou à son échec. Ces positions étant en partie périlleuses, voire "acrobatiques" et même sportives, il est presque vain d'escompter qu'elles puissent être tenues plus d'une minute. C'est pourquoi il peut arriver qu'une tentative de jongler avec les objets échoue en cours de route. Ces One Minute Sculptures oscillent entre le succès et l'échec, entre le geste quotidien et la parodie d'une fonction qu'il a perdue, entre l'art et le banal, le vulnérable et l'éphémère.
C'est ainsi qu'un home sort ses jambes du socle retourné d'une statue, les tend et les lève. Bras et jambes écartés, une femme est couchée sur des oranges. L'association du corps allongé et de la couleur orange des fruits donne l'impression de quelque chose de familier. Mais la position, elle, n'est pas familière. Toujours est-il que cette familiarité aide le spectateur à entrer dans l'œuvre. Même si, l'instant d'après, l'aspect inhabituel de la position la fait disparaître. L'instabilité de la position fait naître une tension et apporte un dynamisme à ce qui est en réalité une brève immobilisation. Fasciné par le côté insolite de cette position allongée, mais sachant également qu'elle ne peut être que de courte durée, le spectateur peut aussitôt, à la minute qui suit, s'embarquer dans la représentation d'une nouvelle sculpture, dans "l'instantané" d'une "time-based-sculpture", il est prêt pour le moment où le petit pain se coincera dans le chambranle de la porte, où les crayons et les boîtes de pellicules se planteront dans les orifices du visage, le nez, la bouche et les oreilles, et où un homme, les jambes étendues sur une étagère, s'appuiera sur deux balais.
Ces sculptures doivent elles aussi donner l'envie de faire la même chose. Dès lors qu'elles peuvent donner lieu à imitation et à une nouvelle exécution, elles rendent obsolète la notion d'original. Cette série des One Minute Sculptures, qui se composait à l'origine de 48 photos et d'une vidéo, a été documentée en 1988 dans un livre catalogue.

Ulrike Lehmann

Erwin Wurm exposé à Lille en 2013, place F. MITTERRAND
BOB, 

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