Rodin et la modernité

Auguste Rodin
À l’aube de XXe siècle, Auguste Rodin initie un mouvement révolutionnaire plaçant le travail créateur et l’expérimentation au centre du questionnement de l’art.
L’expérimentation est fondamentale chez Rodin et transforme son atelier en véritable laboratoire où s’élaborent des figures en constante métamorphose.


Le socle

Le support est une donnée inséparable de la statuaire. Jusqu’aux XIXe et XXe siècles, le piédestal de la sculpture monumentale sert à magnifier les commandes publiques. La mise en valeur d’un personnage célèbre par le piédouche ou d’une allégorie par un socle sculpté a toujours eu pour dessein de lui conférer une valeur ajoutée. La statuaire sans piédestal n’est du reste pas concevable, qu’elle soit prévue pour s’intégrer dans un cadre bâti ou pour orner un espace public.

Rodin renouvelle la question et l'usage du socle : soit il sera tenter de le supprimer, soit de l'exagérer jusqu'à qu'il fasse partie intégrante de la sculpture. Ce n'est plus un simple promontoire, mais un choix fort du sculpteur pour pousser à son paroxysme l'expression/l'impact de la sculpture.

Les Bourgeois de Calais (1884) et la suppression du socle


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Déjà pour Les Bourgeois de Calais, Rodin interrogeait la présence même du socle : il souhaitait les placer presque au niveau du sol. Mais il finit par accepter, non sans difficulté, le massif piédestal de pierre entouré d’une grille qui isole les héros calaisiens


Les Figures qu'il extrait de la Porte de L'enfer pour en faire des oeuvres à part entière, lui pose ce problème également. C'est le cas du Baiser, mais également du Penseur ou de la Danaïde.

Le baiser, 1882.
Les dernières années  : des socles disproportionnés
Dans les dernières années, il devient de plus en plus présent au point de fusionner avec le sujet représenté. Rodin accentue le phénomène, faisant du socle un élément disproportionné par rapport au sujet sculpté. Cet effet, voulu et assumé, atteint son paroxysme avec La Terre et la Lune (1900-1901) ou avec Mozart (1911).

La Terre et la Lune (1900-1901) 
Mozart, 1911
Dans une perspective différente, Rodin présente, lors de sa rétrospective en 1900, des groupes et des figures sur des colonnes de plâtre. Le renouvellement des rapports d’échelle est une surprise pour le public. Plus qu’une mise en scène, il s’agit d’une présentation défiant les conventions et renouvelant l’appréhension de l’œuvre par le spectateur.

Balzac, torse en robe de moine, avec masque souriant

Une démarche incomprise de ses contemporains
A l'instar de  l’aspect inachevé ou fragmentaire de ses sculptures, la remise en question du socle n’est comprise par ses contemporains.

Les assemblages, fragmentation, agrandissement

Abbatis
En 1865 Hippolyte Taine caractérise l'imitation de la nature comme principe essentiel de l'art. Mais imitation n’est pas reproduction scrupuleuse de la nature : elle est libre interprétation, modification, voire altération si nécessaire.

Les assemblages de Rodin répondent précisément à cette définition. L'assemblage désigne une méthode de création propre à Rodin qui, dès les années 1880, compose de nouvelles œuvres en réutilisant totalement ou partiellement une ou plusieurs de ses sculptures, qu'il combine parfois avec des objets de sa collection – voire plus exceptionnellement avec des végétaux. L’aléa peut faire partie intégrante de cette démarche artistique, qui produit de nouvelles sculptures selon les opérations plastiques suivantes :

  • mutilation,
  • morcellement,
  • fragmentation,
  • assemblage,
  • combinaison,
  • agrandissement,
  • recomposition.

Assemblage - Nu féminin debout dans un vase 1900

Assemblage - Tête de saint Jean-Baptiste avec trois mains dans un médaillon 1910


Rodin prend soin de placer les fragments suivant des accords inédits. Il organise différemment ce qu’il désorganise et accorde des ensembles a priori discordants.
Agrégés selon une conception radicalement novatrice, ici les fragments font œuvre :

  • le masque en plâtre de Camille Claudel relié à la main gauche de Pierre de Wissant en est l’un des exemples les plus significatifs.
 Camille Claudel relié à la main gauche de Pierre de Wissant, vers 1895.

 La sculpture d’assemblage se présente comme une entité autonome et « autoréférentielle » : débris, morceaux et fragments recomposés ne sont plus perçus comme une totalité perdue à laquelle ils ne renvoient pas.

Rendant visite à Auguste Rodin en 1902 dans son atelier de Meudon, Rainer Maria Rilke s’émerveille du spectacle de centaines de fragments de nus, de dimensions différentes, déposés çà et là dans l’atelier. Tout en soulignant l’étrangeté due à l’assemblage de morceaux de diverses origines, il exprime ce paradoxe singulier ;

Pourtant, mieux on regarde, plus profondément on ressent que tout cela serait moins entier si chaque figure l’était. 
R. M. Rilke, « Lettre à Clara Rilke, 2 sept. 1902 »

Cette remarque s’inscrit sur le mode d’une perte revendiquée. La logique du travail créateur affirme la cohérence d’un système que Rodin porte au plus haut niveau de la création artistique.

 Le Sommeil, vers 1890-1894


L'inachèvement intentionnel

La question de l’inachèvement de la sculpture de Rodin renvoie à celle du « fini » dans le champ de la peinture à la même époque. Rodin enjoint aux jeunes artistes de subordonner la maîtrise de la technique à la seule interprétation de l’idée.
La conception du maître de Meudon n’est pas nouvelle, mais elle prend, durant tout le XIXe siècle, une importance particulière au regard de l’académisme.


La Danaïde (Porte de l'Enfer), 1890
  • Le « fini » méticuleux passe aux yeux des critiques pour l’expression la plus affirmée de l’art bourgeois.  
  • Pour les adversaires du fini (Alexandre Dumas, Charles-Augustin Sainte-Beuve, Alexandre-Gabriel Decamps, Théophile Thoré-Bürger…), le fini parfait n'est qu'un trompe-l’œil faisant écran à un art sans poésie ni lyrisme. S’il peut exprimer une séduction visuelle, il ne sert en revanche ni l’originalité ni le beau.  Car la mission de l’art n’est plus d’imiter fidèlement la nature : il s’agit dorénavant d’exprimer le discours de l’artiste.

Ce débat pose la question des limites du fini et celle, par conséquent, de savoir si une œuvre n'est jamais terminée. 
Il invite à réfléchir sur l’une des idées majeures de la création du XIXe siècle qui scinde artificiellement l’art en deux domaines irréconciliables :
  • l’académisme, comme représentation d’un monde idéalisé, d’une part ;
  • l’antiacadémisme s’émancipant de la tutelle du visible par une perception personnelle, d’autre part.
Dans les années 1890, à l’époque où sa production de marbre est en plein essor, Rodin prend le parti de conserver volontairement pour un même sujet des parties très abouties et d’autres laissées inachevées. 
La figure paraît ainsi émerger du bloc dont une partie est laissée brut. Ce nouveau langage de la matière impose un travail des matériaux jamais vu auparavant dans la sculpture. Ce style très particulier, appelé « rendu d’expression », devient la « marque » du sculpteur.
L’inclination de Rodin pour le non finito, l’inachevé, traduit chez lui une liberté créatrice. Ce travail sur les matériaux dans leurs dimensions d’ébauche signe une rupture majeure avec les codes esthétiques.
La modernité du sculpteur se révèle dans :
  • l’émancipation d’un langage plastique codifié ;
  • la création d’une grammaire de formes inédites et d’une syntaxe audacieuse.

À l’examen de la création de Rodin, il est en effet aisé de mesurer combien la réception de son œuvre est liée à l’histoire des goûts. Plus enclin à apprécier une étude ébauchée à son résultat achevé, le public d’aujourd’hui confirme le déplacement des sensibilités. Ces changements accompagnent une autre manière de percevoir le monde poétique de la création.

La photographie intégrée à la fabrique de l'oeuvre

Rodin a compris très tôt l’intérêt majeur de ce nouveau médium, dont le rôle et la place dans son œuvre témoignent des enjeux esthétiques.
Entrant au plus profond des processus de création, la photographie est aussi un vecteur publicitaire et ce, dès 1870. Grand collectionneur, Rodin archive environ 7 000 photographies. Le fonds est hétérogène. Il peut néanmoins être classé en trois catégories d’usages distincts :


  • les clichés documentaires que se réserve Rodin ;
  • les reproductions de ses sculptures par des photographes, amateurs ou professionnels, destinées aux commanditaires et à la diffusion de son œuvre dans les revues artistiques ;
  • les tirages photographiques sur lesquels Rodin intervient directement au crayon, à la plume ou à l’encre.
Le médium photographique ne témoigne donc pas seulement des états successifs des sculptures que l’artiste modifie constamment.
Utilisée comme un outil documentaire, la photographie permet à Rodin de retravailler ses productions au cœur même du processus créateur.

Eustache de Saint-Pierre
La photographie est aussi un support de communication qui permet de mettre en valeur ses oeuvres.

Balzac, photographié par Steichen.
L'Age d'Airain DRUET, Solarisation, 1875


Le dessin n'est pas lié chez Rodin directement à son travail de sculpture. Ses dessins ont le statut d'oeuvre à part entière.





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